La question des deux Karmapas dérange. C'est la raison pour laquelle Karma Migyur Ling s'en tenait à un silence paisible, affichant les photos des deux, et décourageant les prises de position partisanes. Il nous a bien fallu toutefois expliquer, dans les Nouvelles de janvier 2000, pourquoi nous reconnaissions comme authentique la reconnaissance par Shamar Rinpoché du XVIIe Karmapa Trinlé Thayé Dorjé. La déclaration de lama Jigmé Rinpoché et quelques commentaires suffisaient à l'établir.
Depuis lors, la visite de Sa Sainteté a suscité des questions légitimes qui nous conduisent à rompre le silence pour fournir à nos membres des informations qu'il leur serait peut être difficile de découvrir. Ce petit bulletin ne peut que vous inciter à vous documenter plus largement et à réfléchir. Dans les mois qui viennent des textes détaillés seront publiés, qui exposeront objectivement les faits. S'approcher de la vérité en cette matière n'est pas facile, comme le montre la presse française, en général fascinée par le personnage médiatique du Karmapa Orgyen Trinlé, l'évadé du Tibet sous occupation chinoise. S'interroger sur les motifs, plus complexes, de cette partialité est riche d'enseignements et conduit à mieux pratiquer le Dharma. Surmonter les obstacles est une occasion de progrès. Remercions les obstacles et voyons d'abord quelles sont les causes d'erreur.
La cause fondamentale est le piège de la dualité, la fascination pour la lutte et le conflit. Nous comprenons bien cela en France, où les querelles gauloises sont restées presque aussi vivantes que celles des tibétains demeurés féodaux. Le poids du passé demeure dans les individus et les institutions. En ce cas, sous le masque d'un motif honorablement religieux, pouvoir se livrer aux délices de l'agression avec bonne conscience, contre un adversaire diabolisé, est un plaisir trop rare pour que certains s'en privent. Ce qui explique le niveau affligeant de quelques controverses sur Internet, où les injures volent bas, et l'apparition d'un tract français calomnieux appelant au boycott du "clan Shamar", distribué lors des enseignements de S.S. le Dalaï Lama cet été, au grand scandale de nos membres.
Cette disposition combative générale est soutenue par l'usage, réglementaire en Occident mais refusé dans le bouddhisme depuis les origines, du principe logique du tiers exclu. Celui-ci prétend que si je soutiens une proposition, je dois exclure la proposition contradictoire. Si moi j'ai raison, et pour moi c'est évident, l'autre a donc parfaitement tort et mérite d'être supprimé. C'est ainsi que le Grand Inquisiteur brûlait les hérétiques, avec amour disait-il, et la conscience en paix. Le bouddhisme affirme qu'une troisième solution est possible. Nous y reviendrons.
L'opposition des deux Karmapa s'enracine dans une situation de conflit beaucoup plus vaste que l'école Kagyu : la coupure entre un Tibet occupé et une émigration relativement libre, un antagonisme sino-indien qui a déjà mené à une guerre, des enjeux politiques et économiques majeurs et complexes, au milieu desquels le gouvernement tibétain en exil tente de survivre. L'importance des forces en présence dépasse très largement la question de la reconnaissance d'un tulkou, dont l'authenticité d'ailleurs n'importe guère à ceux des gouvernements qui connaissent seulement la politique et ne veulent qu'utiliser un pion. L'action des services et des fonds secrets, enfin, est perceptible à celui qui cherche et s'informe dans les détails.
Pour terminer l'esquisse du cadre, mentionnons rapidement les séquelles des conflits politiques du Tibet féodal, où l'on a vu successivement prédominer l'influence des écoles Sakya, Kagyu et, finalement, Guéloug. Si l'autorité politique centrale du Dalaï Lama s'est bien établie, les écoles monastiques ont conservé une autonomie spirituelle entière, notamment dans la reconnaissance de leurs tulkous. Cela n'empêchait pas un projet persistant d'unification centralisatrice d'occuper le gouvernement tibétain, puisque S.S. le XVIe Karmapa a dû, en 1962, lors de l'exil, lutter, avec l'aide des écoles Nyingma et Sakya, contre les visées autoritaires du gouvernement. Celui-ci n'a d'ailleurs pas renoncé à s'immiscer dans la procédure de reconnaissance de leurs tulkous, en dehors même de la lignée kagyu.
C'est en prenant en compte l'arrière-plan, qu'il est possible de comprendre cette histoire compliquée. Le bouddhisme est réaliste et se tient à l'écart des extrêmes. Il n'utilise pas une lecture cynique et matérialiste qui réduit l'histoire au jeu des forces et des intérêts, ni une lecture idéaliste et angélique qui les ignore au profit des seules influences spirituelles. De ce point de vue central, examinons un résumé des faits essentiels.
A sa mort, survenue en 1981, S.S. le XVIe Karmapa a confié l'école Kagyupa à ses quatre "Fils de coeur" dans l'ordre hiérarchique suivant : Shamar Rinpoché, Sitou Rinpoché, Djamgön Kongtrul Rinpoché, Gyaltsap Rinpoché. Mais il n'a pas laissé, semble-t-il, de lettre décrivant les conditions de sa réincarnation, ce qu'ont fait d'ailleurs seulement sept Karmapas sur seize. Les régents et les disciples patientent donc. Le délai dépasse bientôt la moyenne puisque le nouveau tulkou avait été jusque là découvert entre un et trois ans après la disparition du précédent, si l'on excepte le cas du premier de la lignée.
En 1992 le deuxième régent, Sitou Rinpoché, déclara avoir retrouvé, en 1990, une lettre cachée dans un reliquaire à lui donné par le XVIe Karmapa. Mais le premier régent, Shamar Rinpoché, soutint que cette lettre n'était pas authentique et en demanda une expertise, qui à ce jour n'est pas encore acceptée. Djamgön Kongtroul Rinpoché, qui aurait dû mener une enquête au Tibet, décède d'un accident de voiture. A partir de ce désaccord initial et de ce drame, Sitou Rinpoché découvre au Tibet, par son initiative, un enfant, né en 1985, conforme à la description de sa lettre. Il le nomme Orgyen Trinlé, le fait reconnaître par les autorités chinoises et installer au monastère de Tsurphu en voie de reconstruction.
Ecrivant, avec Gyaltsap Rinpoché, au Dalaï Lama, alors en Amérique du Sud, que les régents de l'école Kagyupa étaient tous d'accord pour reconnaître le tulkou récemment découvert - ce qui était faux -Sitou Rinpoché obtint de ce fait l'approbation du Dalaï Lama. Ce dernier découvrit plus tard, lors de son retour à Dharamsala, que Shamar Rinpoché, le premier régent, n'était pas signataire de cette lettre. Mais l'annonce officielle du gouvernement tibétain, largement diffusée, permettait désormais de faire bénéficier le Karmapa Orgyen Trinlé du prestige international du Dalaï Lama et de figer la position politique de celui-ci. Evidemment il ne peut y avoir qu'un seul Karmapa sur le trône.
De son côté Shamar Rinpoché découvrit lui aussi un tulkou, né en 1983 à Lhassa, qu'il fit sortir du Tibet, sans révéler sa condition aux autorités chinoises, et reconnut officiellement à New Delhi, en 1994, comme le XVIIe Karmapa Trinlé Thayé Dordjé. L'enfant depuis qu'il avait commencé à parler déclarait en effet : "Je suis le Karmapa". Il y avait désormais deux tulkous, un en zone libre et un en zone occupée, ce qui ne manqua pas de créer des problèmes d'allégeance, à l'intérieur des nombreux centres de l'école Kagyupa, y compris en France. Il faut rappeler ce que nous avons dit plus haut : reconnaître un enfant comme tulkou authentique, ne veut pas dire que l'autre ne l'est pas. Leur filiation spirituelle peut être authentique à tous deux, mais un seul peut s'asseoir sur le siège du chef d'école, c'est exactement ce que disait S.S. le Dalai Lama en 1994 . Le premier Karmapa, Dusoum Khyenpa, déclarait d'ailleurs qu'en dehors de lui il y avait quatre autres émanations.
Le problème ne fut pas trop aigu tant que l'un, au Tibet, jouait la carte chinoise et que l'autre, à Delhi, regardait vers l'Inde et le monde libre. Mais la situation a changé brusquement lorsque le Karmapa Orgyen Trinlé s'est évadé du Tibet occupé, de la manière spectaculaire largement rapportée par la presse, ce qui lui vaut d'être notablement mieux connu. En même temps qu'il atteignait Dharamsala, son alter ego, le Karmapa Thayé Dordjé, est arrivé en Allemagne le 2 janvier 2000, pour un séjour européen programmé depuis longtemps. Intéressante coïncidence. En Europe depuis lors, il a poursuivi sa formation spirituelle à Dhagpo Kundreul Ling, au Bost, en Auvergne, visité de nombreux centres, dont Monchardon et finalement regagné l'Inde en septembre.
Interrogeons-nous maintenant sur le statut des deux Karmapas. Il est clair que reconnaître la filiation légitime de Thayé Dorjé n'est pas affirmer du même coup la fausseté de celle d'Orgyen Trinlé. La qualité spirituelle des tulkous doit être différenciée de l'utilisation politique qu'on peut en faire. Cette position est illustrée par les Karmapas eux-mêmes. Le Karmapa Orgyen Trinlé interrogé sur " l'autre" Karmapa, répond : "Je ne peux statuer sur toutes les émanations de tous les Bouddhas". Le Karmapa Thayé Dorjé dit du précédent : "J'espère qu'il pourra aider les gens en enseignant le bouddhisme". Lors de son séjour à Montchardon, il conclut ainsi : en entretenant l'idée d'une "bonne" et d'une "mauvaise" réincarnation on serait tombé dans une illusion complète de l'esprit Car tout cela procède d'une vision erronée et il n'y a pas de division " . On peut souhaiter que les disciples imitent la pondération des maîtres. Dans une déclaration à Kundreul Ling le 2 août 2000, le Karmapa Thayé Dorjé établit les hiérarchies : " En tant que XVIIe Gyalwa Karmapa, ma préoccupation principale touche au bien-être spirituel de tous les êtres. C'est pourquoi, il est de mon devoir de déterminer comment répandre au mieux mon activité bénéfique dans le monde je suis convaincu que rien de valable ni de bon pour la société ou le Dharma ne sortira jamais de la confusion entre politique et Dharma ou entre Dharma et politique ". Patientons donc tranquillement et imitons le Karmapa.
Nous laisserons à Sa Sainteté le mot de la fin. Plutôt que de spéculer ou calomnier, "Ne vaudrait-il pas mieux se poser une autre question et se demander, si certains ne cherchent pas surtout à conforter, affirmer leur propre position personnelle, et à prendre de l'importance, à se valoriser pour se faire reconnaître et se placer au premier plan, en posant et développant ce faux problème ? " . moments d'enseignement et de pratique.
Chacun se souviendra de ce qu'il emporte avec lui.